Homélie du Jeudi Saint – Père Le Bras

Il y a quelques années, avec des paroissiens, je me suis trouvé à Jérusalem un soir de Pâque juive : à la tombée de la nuit, il n’y avait plus aucun mouvement dans les rues, sinon des étrangers en visite ou pèlerinage. A travers les fenêtres, on devinait des familles réunies, autour de tables et de cierges allumés. On célébrait le repas pascal, ce rite immémorial, qui rappelle la nuit de la délivrance, la fin de l’esclavage, l’intervention de Dieu pour libérer son peuple. A travers les siècles et tant de vicissitudes, le Peuple de la Première Alliance est demeuré fidèle à ce repas. « Où veux-tu que nous préparions pour toi le repas pascal ? » demandent les disciples à Jésus pour qui ce mémorial était important, comme pour tout juif. La Cène du Christ s’insère dans ce repas pascal. C’est un repas de libération, d’action de grâces aussi envers Dieu qui intervient pour sauver son peuple. Mais l’Eucharistie, si elle hérite de la pâque juive, la déborde de partout : Jésus donne à cette pâque une dimension inouïe. C’est sa propre pâque à lui, son passage à lui, son offrande à lui qui sont célébrés, plus encore, qui nous sont offerts pour qu’ils deviennent aussi les nôtres. Par la communion à son corps crucifié, à son sang versé , Jésus nous associe au plus profond de nous-mêmes à toute l’énergie de vie, d’amour, de résurrection qui est au cœur de Dieu. C’est vraiment de notre divinisation qu’il s’agit : Dieu sème en nous la résurrection. L’Esprit nous apprend à vivre au diapason de l’amour de Dieu. C’est un merveilleux échange que nous vivons ici : nous apportons le fruit de la terre et du travail, le pain et le vin de nos labeurs et de nos fêtes. Et nous recevons la vie divine.

Mais la vie divine est surprenante, déconcertante même : elle s’appelle, elle est service…Quand il veut nous donner la plus forte image de ce qu’est la vie divine, le Fils prend un linge et se met à laver les pieds des disciples. On comprend leur étonnement, voire leur refus : ce n’est pas ainsi que l’on imagine la dignité de Dieu, c’est là un travail de serviteur, sinon d’esclave. Mais Jésus insiste : si je te ne lave pas les pieds, tu n’auras pas part à mon Royaume… Si tu te ne reconnais pas que Dieu est ton serviteur tu ne pourras pas vivre de sa vie.

Est-ce que nous réalisons tout ce qu’a de renversant ce geste du Christ ? Et toute la puissance de révélation qu’il ouvre sur le mystère de Dieu ! Dieu est amour, mais amour de service, amour d’esclave. Je me demande si la plus forte résistance à l’accueil de Dieu, à la reconnaissance de sa présence et de son action, n’est pas notre réticence à nous ouvrir à un tel Dieu. Nous sommes toujours en train de lui demander de prendre sérieusement en main le destin du monde et le nôtre à chacun, d’être enfin efficace pour chasser malheur et péché, pour conduire avec fermeté son Eglise ; nous sommes presque toujours en train de lui reprocher, indirectement, sa faiblesse, sa discrétion que nous appelons même son absence…Et voici aujourd’hui sa réponse : Dieu ne sait que laver les pieds, Dieu ne sait, ne peut qu’aimer, que servir. Ne lui demandons pas de nous surprotéger, de nous faire échapper à l’effort, à la croix, à la mort même… mais demandons-lui de nous aimer en toutes circonstances. Cela il le peut, il le veut, puisque c’est ce qu’il nous révèle et offre dans le sacrifice de son Fils. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis, disait Jésus, donnant par là le sens de sa mort donnée pour la vie du monde. Cette phrase résonne particulièrement à notre cœur ces jours-ci, à la suite du geste de ce gendarme prenant librement la place d’une jeune femme otage d’un terroriste à Trèbes et payant de sa vie cet acte héroïque. Cet homme réveille nos consciences. Il fait écho au geste de Jésus qui a donné sa vie pour nous. Donner sa vie, c’est le sens profond de la vocation chrétienne. En célébrant voici quelques mois mes 50 ans sacerdoce, je prenais conscience combien ce don de ma vie au quotidien, malgré mes limites et mes péchés, était une source de joie profonde et comme secrète. Ce n’est pas réservé au prêtre ! Par notre baptême nous avons tous part au sacerdoce commun des fidèles qui nous invite à offrir, à donner notre vie. Laissons Dieu nous diviniser, transformer nos cœurs de pierre en cœurs de chair, nos cœurs froids et indifférents en cœurs chaleureux. Laissons-le nous donner sa vie et sa joie. On vous reconnaîtra pour mes disciples, dit Jésus, à l’amour que vous aurez les uns pour les autres. Amen.

P. Louis Le Bras (diocèse de Quimper et Léon, en résidence à Hyères)